Écrit par Denis Jeanson le . Publié dans introduction

06du latin au français

VI Du latin au français

Le français est, pour l’essentiel, sorti d’une forme tardive du latin, langue de l’envahisseur, du colonisateur des Gaules, que fut l’Empire romain. Le passage du latin gallo-romain, parlé avec raffinement par l’élite ou remodelé par les gens du peuple, à la langue romane, se fit selon les besoins de chacun, la 1re vertu de la langue écrite et parlée restant la communication entre les personnes.

Alors que le latin s’impose aux hommes, comme langue populaire, autour de la mer Méditerranée, ces hommes mêmes lui font subir des altérations qui leur permettent de rendre compte de leur vie socio-économique. D’où les mots conservés, qui existaient avant l’arrivée de l’envahisseur romain, les emprunts aux langues des barbares, les nouveaux arrivants, et les créations de nouveaux sens à partir de racines connues. Les différences de situation dans chacune des parties des Gaules, amenèrent ainsi les gallo-romano-barbares à emprunter ou à créer des mots qui en rendaient compte.

Les personnes parlent alors dans les Gaules un latin très modifié, rompu par les usages géographiques variés, puis, peu à peu, des langues qui sont l’embryon des français. Les sources écrites concernent surtout le latin, dont l’évolution est difficile à comprendre, car les langues maternelles coexistent avec un latin qui se voudrait plus pur, conservé dans les textes ecclésiastiques écrits, comme l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours. Ainsi, la notation des langues populaires en gestation, donc mouvantes et variées, par une écriture traditionnellement consacrée à la transcription du latin d’Église, latin qui se voudrait classique, et que les savants du XVIe s. dénommèrent le latin de cuisine, bien différent de la langue parlée, pose des problèmes d’interprétation presque insolubles.

Le passage entre ces langues dut se faire lorsque la structure du latin parlé fut différente du latin normalisé employé par les clercs.

En 813, les pères du concile de Tours constatent qu’il existe 2 langues : le latin et la langue maternelle des fidèles, et recommandent de faire, aussi, l’instruction chrétienne dans la langue maternelle.

Dès la fin du VIIe ou début du VIIIe s., la langue maternelle était donc déjà du français et non plus du latin, avec des évolutions différentes selon chaque partie des Gaules. Ce passage dut être facilité par l’absence de diffusion des normes linguistiques dans l’enseignement. En Gaule, dès le Ve s., les rois francs découragèrent la culture antique et les écoles de rhétoriques, qui disparurent presque toutes avant la fin du siècle. Comme les Francs se mirent à parler latin, ils contribuèrent à le transformer en intégrant des mots de leur ancienne langue maternelle et en modifiant la prononciation du latin. Tout porte à croire que la langue maternelle des peuples avait changé de structure dès le milieu du VIIe s.

Voici un exemple. Le toponyme français folie se retrouve sous 2 formes dans les juridiques latins : folia et stultitiae. La forme stultitiae = déraison, folie, est la traduction littérale du français roman folie en latin, dont l’auteur méconnaît le sens dès le Xe s. Le bas latin folia = feuille, pluriel neutre de folius, fut pris pour un féminin singulier : il s’agit en fait de la transcription du français folie en latin par un clerc dont la langue maternelle est le français.

Traits principaux du latin populaire en fonction de l’ancien français.

Le latin parlé disparaît sans doute complètement vers 700, avec la pratique généralisée du français populaire né vers 650. Voici quelques changements qui se retrouvent le plus fréquemment dans ce dictionnaire.

Phonétique.
Transformation des voyelles et des diphtongues : ae devient e, accentué, Caesar Þ César, non accentué, Mariae Þ Marie. Transformation des consonnes : le son k se palatalise ou chuinte en ch, campus devient champus. Une voyelle prosthétique, le plus souvent e, précède le s initial : scroneas devient escrennes. Phénomène courant dans la langue parlée, les syncopes s’intensifient : domina devient domna, français dame.

Lexique.
Les mots gardent leur 1er usage : se faire comprendre aussi bien que possible ; d’où la richesse des emprunts aux langues des indigènes. Le vocabulaire est plus imagé : testa = coquille, vase de terre cuite, devient le synonyme de caput = tête, et s’impose en français.
Le diminutif est préféré à l’intensif : cantare au lieu de canere, français chanter, dérivé chantre, chanterie. Les formes dérivées ou composées, plus lourdes mais plus faciles à manier, remplacent les formes simples : auricula plutôt d’auris, français oreille.

Morphologie.
Nominale. Réduction de la déclinaison de noms et adjectifs. Disparition progressive du neutre, le pluriel étant compris comme un féminin singulier. Le système des pronoms se simplifie.
Verbale. Le latin parlé conserve celle du latin classique : en particulier la déclinaison.

Syntaxe.
L’ordre des mots change. Ce qui se comprend aisément puisque la déclinaison nominale disparaît presque entièrement ; l’ancien français conserva les 2 cas du latin populaire : nominatif et accusatif, le génitif se formant déjà avec la préposition de.

Latin médiéval et ancien français.

La distinction entre les couches du bas latin qui s’achève au Xe s. et du français roman que le peuple devait employer couramment dès la fin du VIIe s., est forcément imprécise et arbitraire.

Pour prendre un exemple, la langue du Serment de Strasbourg, 842, achève le système bas latin et la Cantilène de Sainte Eulalie, avant 900, ouvre la voie au dialecte d’oïl, et plus précisément au français en Val de Loire. En effet, une des différences capitales entre ces 2 textes est l’article défini : le texte de 842 l’ignore, celui d’avant 900 l’emploie couramment. L’article pourrait donc servir de critère entre ces 2 formes. Ainsi, parmi les noms de lieux dérivés de puteus, certains, comme Puteolus, sont sans article et leur origine serait antérieure au Xe s. ; d’autres, comme Le Puiset, en ont un et leur origine serait postérieure au Xe s.
Ce critère reste conventionnel et faillible puisque encore sur les plans du cadastre Napoléon et du cadastre révisé après 1930, l’article est absent ou présent devant le même toponyme, sans explication raisonnable apparente. Ainsi, des noms bien attestés avant 900 peuvent ou non se voir adjoindre l’article, et vice versa, le nom créé avec article au XIe s. peut ou non le perdre. Enfin, des créations bien datées du XIIIe au XVe s. purent être sans article : Villefranche. Dans ce cas, l’article indique le statut de la ville : la ville franche, alors que son absence indique le lieu où elle se situe. L’histoire des formes de chaque toponyme garde le dernier mot.

Pour ajouter un zeste de complexité à cette évocation, l’article français put être latinisé sous les formes masculin illum et féminin illam dans les textes diplomatiques et dans les chartes : Ad illas Bordas = Les Bordes, communne de Soulangis, département du Cher, 844 (Actes de Charles II le Chauve, p. 117) ; Illum casnum = le chêne, 855 (Actes de Charles II le Chauve, p. 469).

Pour toutes ces raisons, l’ordre alphabétique de ce dictionnaire conserve l’article défini ou indéfini sous chaque mot vedette ; il est donc absent de cet ordre, stricto sensu, car chaque toponyme commençant par Le, La ou Les est dispersé au nom, et présent, car chaque mot classé sous la même rubrique commence par la forme absolue, puis le féminin, le masculin et enfin le pluriel.
Exemple : Le Puiset est classé à Puiset, mais sous Puiset les sous-vedettes peuvent être : Le Puiset, Les Puisets, Puiset, Puisets.

Dans ce dictionnaire, chaque mot vedette peut recevoir 2 types de date :
- date absolue avant laquelle le mot reste inconnu dans sa forme française. Cette date provient des dictionnaires topographiques publiées par département pour la France ou du Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, du XIe et au XVe s, de Frédéric Eugène Godefroy.
- date relative après chaque variante latine ou française, d’après les documents originaux.
Cette datation explique l’expansion démographique : la date la plus ancienne connue indique que, depuis celle-ci, le lieu a toujours été habité, sans préjuger d’une occupation antérieure, qui aurait cessé, laissant le terrain vide et vague pendant une durée à déterminer. La linguistique est donc une des sources bases de la cartographie de démographie historique.