10paysage rural. XVIIIe s.

X Paysage rural. XVIIIe s.

Témoignage d’Arthur Young.

Arthur Young donne sur le paysage français de la fin du XVIIIe s., une vue d’ensemble d’une remarquable perspicacité, d’autant plus digne d’attention qu’il néglige d’une part, les divisions territoriales de l’époque : province, élection, et d’autre part la géologie du sous-sol et la géographie du sol.
En mai 1787, il écrit :

29 mai. [De Paris] jusqu’à Étampes, la région que l’on traverse est en partie plate ; c’est le commencement du fameux pays de Beauce. Jusqu’à Toury, c’est plat et peu plaisant ; en vue, seulement 2 ou 3 gentilhommières. 31 miles.

30 mai. C’est universellement plat, sans clôtures, sans intérêt et même fastidieux, bien que partout l’on aperçoive de petites villes et villages ; Les éléments qui composeraient un paysage ne sont jamais réunis. Ce pays de Beauce a la réputation d’être la fine fleur de l’agriculture française ; le sol est excellent, mais partout on y pratique la jachère. Traversé une partie de la forêt d’Orléans, qui appartient au duc du même nom ; c’est une des plus grandes de France.
Du clocher de la cathédrale d’Orléans, l’aspect est très beau. La ville est étendue et ses faubourgs, composés chacun d’une seule rue, s’étend sur près d’une lieue. La vaste perspective de pays, qui s’étend de chaque côté, est une plaine illimitée, à travers laquelle la magnifique Loire découle son cours superbe, sur 14 lieues ; le tout parsemé de riches prairies, de vignobles, de jardins, de forêts. La population doit être très considérable ; car outre la ville, qui contient environ 40.000 âmes, le nombre de petites villes et de villages qui sont parsemés sur toute la plaine, est si grand que toute la scène en est animée.

31 mai. En partant d’ici, on pénètre aussitôt dans la misérable province de Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne. Dans tout ce pays, il y a eu de fortes gelées de printemps, car les feuilles des noyers sont noires et fendillées. Je ne m’attendais pas à trouver cette marque évidente d’un mauvais climat au sud de la Loire. A la Ferté Lowendhal, un plateau de graviers sablonneux et stériles, avec des bruyères. Les pauvres gens, qui cultivent la terre ici, sont des métayers, c’est à dire des hommes qui louent a terre, sans avoir les moyens de fournir le capital d’exploitation ; le propriétaire est obligé de fournir le cheptel et les semences ; il partage le produit de la ferme avec le tenancier : un misérable système, qui perpétue la pauvreté et empêche l’instruction [...] Jusqu’à Nouan le Fuzelier, un étrange mélange de sable et d’eau. Beaucoup de clôtures ; les maisons et les cottages, de bois avec des revêtements d’argile et de briques ; les toits non en ardoises, mais en tuiles, avec des greniers planchéiés, comme dans le Suffolk ; l’aspect général d’une contrée boisée.

1er juin. C’est toujours la même contrée misérable ; les champs offrent des tableaux de pitoyable culture, comme les maisons, de misère. [...] Entré dans la généralité de Bourges, et aussitôt après, une forêt de chênes, appartenant au comte d’Artois ; les arbres meurent au sommet, avant d’atteindre une grande taille. Voici la fin de la misérable Sologne ; la première vue de Verson [Vierzon] et de sa campagne est belle. A vos pieds, s’étend une noble vallée où coule le Cher, que l’on aperçoit par place, sur une étendue de plusieurs lieues ; un brillant soleil fait resplendir l’eau ; on dirait un chapelet de lacs, au milieu des ombrages d’un vaste pays boisé. On voit Bourges sur la gauche.

3 juin. L’aspect général du pays, de Vierzon à Argenton, c’est un terrain plat, sans intérêt, avec beaucoup de landes couvertes de bruyères. Pas d’apparence de population et même les villages sont clairsemés.

4 juin. Traversé un pays en clôtures, qui aurait meilleur aspect, si les chênes n’avaient pas perdu leur feuillage, mangé par des insectes, dont les toiles pendent sur leurs bourgeons. Traversé une rivière [la Creuse], qui sépare le Berry de la Marche ; des châtaigniers apparaissent à ce moment même ; ils poussent épars sur tous les champs et servent à la nourriture des pauvres. Une succession de collines et de vallées, avec de beaux bois, mais peu de traces de population (Voyages en France, t. I, p. 89-95).

Reprenant ses notes de voyages, Arthur Young rapproche les paysages qu’il traversa, de leur économie ; dans le chapitre XI, Des clôtures en France, il reprend ces deux types de région : le pays sans clôture et le pays avec clôture. Dans la Région Centre, sa division correspond au champ ouvert de la Beauce et du Gâtinais de l’Ouest, et au champ fermé pour le reste.

Sa conclusion relève de la prudence :
En un tel calcul, il serait absurde de prétendre à l’exactitude ; c’est simplement une conjoncture, fondée sur l’observation et d’innombrables notes, que j’ai prises sur place. Certaines provinces en clôtures contiennent des bigarrures de champs ouverts, et toutes les provinces où ceux ci dominent sont bigarrées par des terres en clôtures. Une autre remarque, qu’il est utile de faire, c’est qu’il y a en France, bien des terres encloses pour tous les besoins agricoles, bien qu’elles soient en apparence sans clôtures, c’est à dire que les propriétés sont absolument distinctes les unes des autres, bien qu’aucune haie ou qu’aucun fossé n’en marque la séparation (p. 723-724).

En dépit de nombreux essais de réforme agraire à la fin du XVIIIe s., Arthur Young explique ce phénomène :
L’usage que l’on fait des clôtures dans ce royaume est une question des plus importante. Si l’on ne sait quel parti en tirer, c’est comme si l’on n’en avait pas. Et c’est bien réellement le cas, comme on ne peut en douter, quand on y voyage avec quelque attention ; la meilleure preuve, c’est que l’on donne le même prix d’une terre enclose et d’une terre qui ne l’est pas, pourvu que toutes les deux soient arables [...] C’est d’autant plus singulier qu’il y a aussi des parties du royaume, où les petits propriétaires montrent, par les procédés qu’ils emploient, combien ils comprennent la valeur des clôtures ; ils n’ont pas plus tôt acquis une terre qu’immédiatement ils s’en garantissent la possession par des haies ou des fossés, parfois par les deux (p.724).

Arthur Young marque aussi son étonnement :
Il n’est pas douteux que dans ces provinces, dans le Berry et ailleurs encore, où j’ai remarqué que les haies étaient bien tenues et les brèches raccommodées, les cultivateurs sont forcément persuadés, par leur propre expérience, des avantages des clôtures. Ils n’engagerait pas une dépense considérable, s’ils ne comptaient pas s’en rembourser. Mais, dans les provinces où prédominent les champs ouverts, les clôtures qu’on y trouve ne sont que peu appréciées. Je ne puis en comprendre la raison ; si la culture des champs enclos différait de celle des champs qui ne sont pas, il n’y aurait rien de surprenant ; mais la merveilleuse absurdité, c’est que, dans 19/20e des champs en clôture, la méthode d’exploitation est exactement la même que dans les champs ouverts, c’est à dire que les jachères prédominent, et que par conséquent le gros bétail et les moutons ne sont rien en comparaison de ce qu’ils devraient être. La Flandre, et en général les sols les plus riches sont bien cultivés, mais sont déshonorés par les jachères. La Sologne est en clôture et cependant c’est la province la plus misérable de France. Le Bourbonnais et une grande partie du Nivernais sont en clôture et cependant on suit la rotation :
1° jachère, 2° seigle,
ou 1° jachère, 2° seigle, 3° abandon aux mauvaises herbes et aux ajoncs,
et cela sur des sols comme ceux de la Bretagne, de la Sologne, du Bourbonnais, très susceptibles d’améliorations. Avec ces misérables systèmes, à quoi les clôtures sont elles bonnes? De là, nous pouvons tirer la conclusion que, si nous trouvons la moitié de la France en clôtures, nous ne sommes pas autorisés à supposer que le royaume connaisse l’agriculture perfectionnée que ce système implique chez nous ; bien au contraire, car quelques unes des provinces les plus pauvres et les plus arriérées sont précisément celles qui sont en clôtures, et, autant que je le sais, il peut y avoir, en ce pays, des théoriciens visionnaires qui invoqueront ce fait comme argument contre la pratique des clôtures, puisqu’il n’est pas d’absurdité qui grossières qui ne trouvent des avocats (p.725-726).

L’avis d’Arthur Young est évidemment dépendant des enclosures anglaises qu’il connaît. En Angleterre, le mouvement des enclosures, néfaste à la petite propriété, avait pour but de supprimer le système du champ ouvert ou openfield et des trois champs. En France, la situation différente rendait ce type réforme sans objet. Young explique en suite la progression ou la stagnation de la clôture :
Dans les plaines incultes qui se trouvent entièrement aux mains de grands seigneurs, qui ne veulent pas vendre, mais seulement afféager ces landes, nous les voyons rester dans l’état de stérilité et de désolation où elles étaient, il y a 500 ans ; en ce cas, un grand obstacle aux clôtures, c’est que les droits de communer sont maintes fois réclamés par les communautés, quand la propriété appartient aux seigneurs, réclamation qui n’a pas lieu, quand la propriété appartient aux communautés elles mêmes (p. 726-727).

En fait, comment le petit cultivateur pouvait-il vivre sans ces communaux où il pouvait faire paître son bétail, sans en être propriétaire et sans location, louage, fermage ou métayage :
Les champs arables et sans clôture de la Beauce sont affligés par tous les maux que l’on voit, en Angleterre, dans des cas semblables, c’est à dire, par les droits de vaine pâture, commençant, à jour donné, quand la terre est ensemencée en blé, et s’exerçant pendant toute l’année de l jachère, aussi bien que par ce misérable et fantastique éparpillement de la propriété, qui semble avoir eu pour effet d’occasionner à l’occupant autant d’embarras et de dépense que possible dans la culture de ses bouts de champs. En Angleterre, depuis 40 ou 50 ans, nous avons fait un progrès considérable dans le remembrement et la clôture des champs ouverts, et, bien que les dîmes, la sottise, l’obstination, le préjugé et de lourdes dépenses qu’impose la procédure au Parlement aient empêché un grand nombre d’enclosures, cependant il s’en fait assez pour que nous conservions l’habitude, le goût et la pratique de cette opération ; elle se poursuit et, grâce aux progrès du bon sens et de l’expérience, on peut espérer que, dans le siècle prochain, tout le royaume sera en clôtures. En France, au contraire, on n’a pas fait le premier pas, en ce sens ; on n’a pas imaginé de méthode pour procéder aux clôtures, on n’a pas eu d’idée de donner pleins pouvoirs à des commissaires pour accomplir le travail d’Hercules, comme les Français doivent le penser, de faire une bonne répartition du sol, sans appel. Il y a bien eu, dans ce dessein, un édit royal en 1764 ou 1765, je pense, édit qui se rapportait spécialement à la Lorraine, mais en traversant cette province, je me suis enquis de ses résultats, et j’ai appris que ceux ci étaient nuls. On m’a affirmé que les droits de vaine pâture étaient universellement pratiqués dans la province, et que tout ce qui était semé contrairement à la routine était dévoré. A Lunéville, je demandai pourquoi l’on n’avait plus de luzerne ; la réponse fut : le droit de parcours l’empêche (p. 727-728).

Si Arthur Young confond le droit de parcours et la vaine pâture, son raisonnement reste exact et ses conclusions sans appel :
Il serait superflu d’insister longuement sur les avantages des clôtures ; il suffit de remarquer que, sans un système régulier de clôtures, on ne peut élever de bétail, excepté en suivant la méthode flamande, qui consiste à le tenir constamment confiné dans les étables ou les cours de ferme, et cette méthode, lorsque les terres qui fournissent la nourriture sont éloignées de la ferme, est incommode et coûteuse, quoique, à bien des égards, elle soit vraiment admirable. Avec des champs ouverts, très dispersés, il est impossible de suivre le système flamand, non seulement parce que la rotation des cultures établie exclut les plantes qui conviennent au bétail, mais aussi parce que, si elles étaient produites, on ne pourrait les apporter journellement à la ferme sans faire des dégâts sur les champs des voisins ; il faut donc toujours se rappeler que bétail et clôtures sont des termes synonymes. [...] Nous pouvons affirmer, sans crainte de nous tromper, que, sans clôtures, la moitié de la France ne peut entretenir le cheptel requis de gros bétail et de moutons, et que, sans un pareil cheptel, une bonne agriculture, productive, est radicalement impraticable. Quelle que soit la question agricole qui nous occupe, il ne faut jamais oublier et l’on ne saurait trop souvent invoquer cette maxime, que les jachères d’une ferme doivent être employées à l’entretien du bétail et des moutons (p. 729-730).

Témoignage des Intendants de généralité.

Pour l’observateur le moins préparé, ce contraste cesse-t-il d’être apparent dans la Région Centre : par exemple, la Champagne berrichonne ou la Champeigne tourangelle sont-elles des prolongements imprévus de la grande plaine de la Beauce dont la monotonie frappa si vivement l’imagination d’Arthur Young ? Sans doute, la Champagne berrichonne pourrait passer, au milieu des pays qui l’encadrent, Boischauts Nord et Sud, Brenne, Pays Fort, pour une région de champ ouvert ; mais la fuite du regard vers l’horizon s’y heurte toujours à maint obstacle, arbre planté dans un champ, boqueteau, fragment de haie, têtards le long d’un chemin. La répétition infinie de ces détails, dont aucun ne s’impose à l’attention, fait régner une confusion sans variété qui rappelle l’origine de son défrichement, et sa situation de terre de petite culture au XVIIIe s.

Les indications des Voyages en France que fit Arthur Young entre 1787 et 1790 correspondent encore pour partie à l’aspect actuel du paysage rural de la région.

Dans les régions qu’indique Arthur Young, la vaine pâture s’exerçait sur les terres labourées pendant la période comprise depuis la première coupe de foin jusqu’en février ou mars, et la fermeture d’un champ au moyen d’une haie vive ou morte, voire d’un fossé, aurait été à la fois contraire au droit et aux mœurs. Dans tout ce pays soumis à cet usage, les cultures qui nécessitaient la protection d’une clôture, comme celle des vergers ou des potagers, devaient se faire sur un espace de terrain attenant aux bâtiments de l’exploitation. ainsi, la pratique nécessaire de la vaine pâture sur les terres labourées, créa à perte de vue, de rases campagnes aussi favorables aux évolutions des troupeaux que des régiments ; et les cultures susceptibles d’entraver le libre parcours de ces surfaces découvertes, devaient se ramasser autour du village, qui se trouve ainsi comme ceinturé de petits clos : le closeau beauceron, l’ouche ou la chènevière pour les autres pays. Lorsque les défrichements permirent dans plusieurs paroisses contiguës, d’étendre les labours jusqu’à la périphérie du territoire de chacune d’elle, l’espace de clocher à clocher est si parfaitement ouvert que l’usage s’établit pour chaque village, d’envoyer paître son bétail jusqu’aux closeaux du village voisin, à charge de réciprocité. Incompris ou méconnu d’Arthur Young, cet usage est connu dans les Coutumes sous le nom de droit de parcours, et complète celui de la vaine pâture.

Au Sud de la Beauce, l’usage de la vaine pâture perdait le caractère nécessaire qui lui conférait la force d’un droit de public dans ce pays. En 1766, Dupré de Saint-Maur, intendant de Bourges, explique que les Coutumes :
laissent à la vérité à tous particuliers de mener pacager les bestiaux dans les lieux non cultivés et qui ne seroient pas clos, mais elles n’ôtent en aucune façon le droit de clore l’héritage que le propriétaire voudroit deffendre. Telle est notre Coutume du Berry qui [...] permet expressément à tout propriétaire de faire clore ses héritages de murailles, haies, palis et fossés pour les rendre deffensables [= interdits à l’accès du bétail d’autrui] encore qu’ils ne l’aient été auparavant (A.N.-H 1486, n° 248).

Il en était de même pour la Sologne, Le Val de Loire, et la Puisaye (A.N.-H 1486, n° 162, 251, 254). Marius Jean Baptiste Nicolas d’Aine, intendant de la généralité de Tours de 1783 à 1789, indique dans son rapport du 24 mars 1787, qu’en Touraine et en Anjou, les propriétaires peuvent, s’ils le jugent à propos, enclore leurs domaines de hayes et de fossés. Il est permis dès lors aux bestiaux d’y pénétrer (A.N.-H 1486, n° 173). Dans ces pays, les cas de vaine pâture sur les terres arables restent isolés, ou intéressent une partie de la société rurale. Puisqu’il est partout loisible au propriétaire de s’en affranchir, l’usage subsiste donc en vertu d’un accord tacite ou expressément formulé, entre les intéressés. Aussi, du point de vue juridique, il doit être considéré comme une convention particulière entre les parties ; telle est, pour la Touraine, l’opinion formulée en 1778 par le juriste Thomas Jules Armand Cottereau, dans son livre : Le droit général de la France et le droit particulier à la Touraine et au Loudunois, t. 1, p. 360, n° 4301 (éd. Tours, 1778).

Un seul cas s’oppose à la présentation qu’en fait Arthur Young : la vaine pâture prend un caractère universel et impératif lorsqu’elle s’exerce sur les prairies naturelles des plaines alluviales, comme la prairie Saint-Julien, entre la Loire et le chef-lieu de la ville de Luynes. Ces prairies sont grevées de servitudes non moins rigoureuses que celles qui pèsent sur les champs ouverts labourés de la Beauce ; en vertu d’un usage que Thomas Jules Armand Cottereau qualifie de loi municipale, leurs propriétaires les tiennent obligatoirement ouvertes au bétail de la paroisse depuis l’enlèvement de la première coupe de foin jusqu’en mars, c’est-à-dire pendant le regain. Il est donc interdit de les clore et en toponymie elles prennent très souvent le nom de Mareuil, d’origine gauloise, de Grand Champ ou de Champ Grand, d’origine latine ou française, preuve de l’ancienneté de ce droit de Coutume.

En 1702, Jacques Étienne Turgot, intendant de la généralité de Tours, écrit :
L’utilité de cette coutume va au delà de tout ce qu’on peut exprimer. On peut dire que tout ce canton [Les Varennes de Tours] ne subsiste que par ce secours (A.D. 37-G 52).

En 1766, Gaspard César Charles L’Escalopier, en 1769, François Pierre Du Cluzel, et en 1787 Marius Jean Baptiste Nicolas d’Aine, intendants de cette généralité, mettent en garde le gouvernement royal contre le péril qu’il y aurait à abolir ce droit. Par contre, les terres labourées des vallées et des plateaux pourraient être normalement interdites au bétail :
Une loi qui permettroit aux propriétaires de les enclore, seroit inutile, puisque rien ne s’y oppose, pas même l’usage (A.N.-H 1486, n° 173). Dans son rapport du 18 février 1769, Dupré de Saint-Maur, intendant de Bourges, fait la même remarque pour la vallée du Cher (A.N.-H 1486, n° 13).

Cette opposition que corrobore le droit rural, éveilla l’attention des intendants et de leurs services administratifs. A Orléans, l’intendant Jean François Claude Perrin de Cypierre en donne l’explication :
En Beauce, si le droit de parcours n’avoit pas lieu, la pluspart des habitans des campagnes qui sont sans domaines et ne vivent qu’à l’aide d’une vache ou deux qu’ils mènent paître dans l’étendue de leurs paroisses se trouveroient sans ressources. La nécessité paroît encore avoir introduit cet usage en Beauce parce que dans ce pays les terres sont morcelées et divisées de manière qu’il seroit impossible de faire pâturer un troupeau sur un demi arpent de terre, qui souvent est tout en longueur, sans qu’il se répandît sur l’héritage voisin : en sorte que si l’on restreignoit le pâturage aux terres de chaque domaine, il seroit difficile d’en faire usage commodément et sans inconvénient.
Dans la Sologne, au contraire, où les terres sont peu morcelées, nul ne peut mener pâturer ses bestiaux sur l’héritage d’autruy sans la permission du seigneur ou du propriétaire. D’ailleurs, dans cette province ainsi que dans le Gâtinois, il y a quantité de bruyères, landes et autres pâtures communes où chacun a le droit de mener paître des bestiaux (A.N.-H 1486, n° 13, lettre de 1769 à Marie François de Paule Le Fèvre d’Ormesson, intendant des Finances).

En Beauce, le caractère obligatoire de la vaine pâture et, par voie de conséquence, l’absence de clôture, résultent d’un type de structure agraire qui se caractérise par la forme étroite et allongée du parcellaire ; l’opération de la clôture du terrain serait-elle permise par la Coutume, qu’une telle organisation du terroir la rendrait impossible, comme le soulignait Arthur Young : elle serait onéreuse, car le périmètre d’une surface rectangulaire est d’autant plus important que sa forme est allongée, et désavantageuse, car l’ombre de la clôture risquerait de nuire aux récoltes ; enfin, dans chaque propriété, il faudrait faire plusieurs fois les frais d’établissement d’une clôture à cause du morcellement des tenures en parcelles isolées.
En Sologne, la fréquence des haies autour des terres labourées montre un milieu rural où les champs, plus ou moins carré, se regroupent en une exploitation d’un seul tenant.

Ce rapport montre que ces différences de structure agraire, qui se projettent dans le paysage, obéissent à 2 principes d’économie rurale : en Beauce, les champs labourés constituent le terrain de parcours dont dispose le bétail pour sa nourriture en plein air ; en Sologne, ces mêmes champs peuvent être interdits aux bêtes parce qu’il existe toujours à côté d’eux des espaces incultes, landes ou pâtureaux, assez vastes pour recevoir le parcours des troupeaux. Et puisque les bêtes doivent les rejoindre, sauf autorisation spéciale pour vaquer sur les terres labourables, des chemins enclos doivent contenir leurs allées et venues de l’étable au terrain de pacage. Beaucoup plus larges et plus nombreux, beaucoup plus rapprochés les uns des autres que les pistes nues tracées parmi les champs ouverts de la Beauce, ces chemins que des haies encadrent, sont les éléments les plus importants et les plus typiques du paysage de bocage ; ils restent visibles sur les plans terriers de toutes les parties de la Région Centre où les terres labourées sont affranchies de la servitude obligatoire de la vaine pâture : Boischaut, Champagne berrichonne, Pays Fort, Perche, Puisaye, Vallée de Germigny.
En 1833, A. de Puvis les décrit et en explique l’origine pour le Berry :
Le système agricole du pays semble bien anciennement établi : dans beaucoup de propriété, on trouve des chemins de plus de 100 pieds de large qui conduisent à de grands parcours ; lors donc qu’on a distribué le sol pour la culture, qu’on a clos les champs, tracé les chemins, les parcours étaient une des premières nécessités agricoles (De l’Agriculture du Gâtinais, de la Sologne et du Berry, et des moyens de l’améliorer, p. 138).

Comme le souligne Arthur Young, ce type de chemin est inutile dans le système flamand, qui conserve les animaux à l’étable. L’adoption de cette manière d’élever fit, par contrecoup, évoluer le paysage au XIXe s.

Ainsi se trouve posé un problème d’histoire de l’économie rurale, qui est à l’origine de celle des nom de lieux : tout se passe comme si les campagnes de Beauce avaient été aménagées par des hommes qui concevaient l’exploitation agricole comme un travail collectif, et les autres par des hommes attachés à sauvegarder l’indépendance et la liberté d’initiative de chaque individu.

Curieusement, le paysage évolua d’une toute autre façon, imprévisible pour l’homme éclairé du XVIIIe s., mais logique pour le contemporain, à partir de l’emploi massif des engrais de synthèse à la fin du XIXe s. : le pays à champ ouvert devint le modèle pour la culture des plantes vivrières, et le pays à champ fermé pour celui de l’élevage.
Dans sa logique schématique, l’analyse d’Arthur Young reste un modèle.

Pays de grande culture.

Ce pays se définit par le champ ouvert et l’assolement triennal :
- sole en blé d’hiver
- sole en mars ou céréales de printemps
- sole en jachère,
et un troupeau exploité en commun,
qui supposent une terre assez riche et un habitat regroupé, le plus souvent en hameau. Dans la Région Centre, la Beauce et le Gâtinais de l’Ouest correspondent à cette définition.

La Beauce se divise en Beauce Chartraine, Beauce Dunoise et Beauce Pituéraise, puis en Haute et Petite Beauce. La Beauce chartraine, Belsa Carnutensis, comprenait les Élections de Dourdan et de Chartres. La Beauce Dunoise, Belsa Dunensis, comprenait les Élections d’Étampes et de Pluviers, dont la commune de Toury.
Le Gâtinais de l’Ouest se situe au Nord-Est d’Orléans, entre la Beauce et le Gâtinais de l’Est.

Domaine des propriétaires terriens, la Beauce et le Gâtinais de l’Ouest méconnaissent tout à la fois le monastère de type cistercien et le grand château de plus de 100 m de façade, comme Anet ou Chambord. Ces 2 pays restent la terre de prédilection des monastère bénédictins de type ancien, Josaphat ou Ferrières, des collégiales, La Madeleine de Châteaudun, et des fiefs modestes, Talcy, Meslay-le-Vidame. Il y a donc là une originalité que sa mise en valeur économique constante fait pressentir.

1 Origine.

Commentant le chapitre 26 de La Germanie de Tacite :
Agri pro numero cultorum ab univeris in vices occupantur, quos mox inter se secundum dignationem partiuntur [...] Arva per annos mutant, et superest ager,
Numa Denys Fustel de Coulanges écrit :
Les terres cultivables, agri, sont cultivées comme elles peuvent l’être en proportion du petit nombre de bras qui cultivent, pro numero cultorum. Elles ne sont mises en valeur que par parties et alternativement, occupantur in vices. Elles le sont, pour plus de commodité, par tous les cultivateurs ensemble, ab universis. Chacun y a d’ailleurs sa part proportionnée à son droit, partiuntur secundum dignationem. De temps en temps, périodiquement, ils déplacent leurs labours, per anos arva mutant, et ils se transportent alors sur une autre partie que leurs troupeaux ont engraissée. Ainsi, il y a toujours plus de terre qu’ils n’en cultivent, superest ager, c’est à dire qu’il reste toujours une partie du terrain qui est inculte (Recherches sur quelques problèmes d’histoire, ch. VIII, Les Germains connaissaient ils la propriété des terres, Paris, 1885, p. 263-289).

Tacite souligne donc l’étrangeté de ce mode de possession des terres, qui parait normale, au contraire, aux Germains. Ainsi, il aurait exister un droit temporaire de partage avant le droit définitif du titre de propriété. Et après avoir obtenu l’attribution définitive des parcelles qui leur furent périodiquement redistribuées, les cultivateurs auraient eu des propriétés fixes et délimitées une fois pour toutes ; mais celles-ci se seraient nécessairement trouvées réparties sur tous les secteurs successivement recouverts par la perpétuelle rotation des labours. Comme le nombre de cultivateurs devait varier et que la trace même des champs devait s’effacer pendant la durée de la jachère, lors du retour de l’époque de la mise en culture, la communauté devait répartir les parcelles d’une terre plus ou moins vierge entre les membres de la population en partie renouvelée.
Lorsque l’extension de la partie de terre cultivée et la réduction corrélative du temps de jachère accordé à la terre contraignirent les cultivateurs à reporter plusieurs fois leurs efforts sur les mêmes fractions du terroir, le sentiment naturel qui attache l’homme à la terre qu’il cultive, inspira à chacun de retrouver chaque fois les mêmes parcelles. Quand l’assolement triennal s’imposa, il y avait sans doute bien longtemps que les parcelles avaient été définitivement attribuées et se transmettaient par héritage, comme une propriété individuelle. Ainsi, le misérable et fantastique éparpillement de la propriété aurait pour origine la possession déterminée.

Le parcellaire en lanière reste un des traits par lequel la Beauce se distingue encore sur le cadastre révisé des autres pays de la Région Centre. Le rapport de l’intendant Jean François Claude Perrin de Cypierre (A.N.-H 1486, n° 13, lettre de 1769 à Marie François de Paule Le Fèvre d’Ormesson, intendant des Finances) montre que l’observation de la forme des champs rendait aussi compte des usages ruraux par lesquels la Beauce s’opposait à la Sologne.
Comme dans le tissu urbain, le parcellaire en lanière résulte le plus souvent de la division d’une surface de terre plus importante en portions d’égale valeur pécuniaire, entre héritiers ou ayants droit, comme le montrent les actes notariés du XVIe au XIXe s. : après la comparution des ayants droit, et suivant leurs accords décidés par avance, le notaire désigne les biens à partager et fait les lots en subdivisant le plus souvent chaque parcelle en autant de copartageant, puis procède au tirage au sort de chaque lot. Mais en Beauce comme en Sologne, ce morcellement devait rester dans les limites du supportable économique : la parcelle devait rester cultivable ; sa taille reste donc inversement proportionnelle à la productivité de la terre arable.

Ce misérable et fantastique éparpillement de la propriété dont parle Arthur Young ne provient donc ni de l’incurie ni du désordre, mais de l’organisation délibérée de l’exploitation agricole qui doit disposer de la même surface dans chacune des 3 soles entre lesquelles se divise le territoire arable du village. Cette fragmentation voulue est d’autant plus nécessaire dans un pays d’assolement obligatoire et collectif, car si les terres d’un domaine tout entier se trouvait situées dans un même quartier du terroir, il serait condamné à rester improductif 1 an sur 3, lors de la période de mise en jachère.
Ainsi la dispersion voulue de ces petits lots dans chaque partie du terroir s’ordonne autour d’un centre, le village lui-même, concentrant en un habitat regroupé, les maisons de tous les exploitants. La réunion de ces habitations en villages a donc pour corollaire la dissociation des exploitations en parcelles détachées, et le caractère regroupé de l’habitat rural est donc responsable des difficultés qui s’opposent au remembrement des exploitations en Beauce : réunir en domaines d’un seul tenant les terres cultivées par chaque exploitant, revient inévitablement à créer des propriétés privilégiées, les plus proche du village, et des propriétés déshéritées, les plus éloignées.

Loin de se limiter à la simple obligation du champ ouvert, les usages communautaires du pays de grande culture emprisonnait l’exploitant dans un système de contraintes qui déterminaient toutes les formes de la vie rurale. Système rigoureux, tyrannique et barbare, d’après les Physiocrates, hommes éclairés du XVIIIe s., mais nullement arbitraire, car chacune de ses obligations répondait aux nécessités d’une méthode d’exploitation agricole.

2 Assolement forcé.

L’Intendant Jean François Claude Perrin de Cypierre souligne explicitement comment la servitude de la vaine pâture et son corollaire, l’interdiction de clore, résultent de 2 faits propres à l’économie rurale de la Beauce :
la nécessité de faire servir la terre labourée à la nourriture du troupeau et la division des propriétés en parcelles étroites et allongées. Pour que chaque parcelle d’un même champ en repos puisse offrir au bétail dans un terroir ainsi morcelé, un pacage utilisable par tous, elles doivent être contiguës, de manière à former un terrain de parcours d’un seul tenant. L’exercice de la vaine pâture suppose que les exploitants de parcelles contiguës s’imposent l’obligation de laisser celles-ci en même temps au repos. Et pour que ce terrain de parcours ainsi constitué puisse entrer en service au moment choisi par les membres de la communauté villageoise, les récoltes doivent déjà être levées. L’obligation de laisser les champs ouverts suppose donc celle de pratiquer la même culture sur l’ensemble du même parcours, suivant un rythme d’assolement fixé une fois pour toute. Ainsi le pays de vaine pâture obligatoire impose un assolement forcé. Ainsi les cultures uniformes se groupent sur les portions du territoire arable de chaque village ou hameau, tandis que le reste forme le canton de jachères dévolu au parcours du bétail.

3 Troupeau commun.

Aucun signe extérieur laisse deviner que les quartiers de terre en état de production et ceux en jachère se composent chacun d’un agrégat de multiples tenures individuelles, puisqu’il n’existe aucune séparation entre les parcelles de chaque propriétaire, pas plus qu’entre les cantons ou quartiers. Une discipline collective doit donc assurer la sécurité de ces parcelles en lanière, que nul obstacle matériel protège contre les entreprises d’un voisin malhonnête ou les incursions du bétail étranger. De là, l’usage du troupeau commun, qui complète les obligations précédentes. Chaque exploitant, propriétaire, fermier ou métayer, remet chaque matin son bétail au berger communal qui, moyennant rétribution payée par chacun, mène chaque jour, dans l’endroit où le pacage est licite, le troupeau de bêtes qui réunit l’ensemble du bétail de la communauté villageoise.

4 Du partage temporaire de la terre au partage définitif du terroir en parcelles en lanière.

Le système agricole et le droit agraire propres à la Beauce découlent donc l’un et l’autre d’une décision collective, soit préalable, soit acceptée depuis le 1er défrichement, en vertu de laquelle le territoire arable dévolu à chaque communauté rurale dut se partager, entre les membres de cette communauté. En allouant à chaque exploitant une surface convenablement répartie dans les 3 soles, la communauté villageoise constituait des propriétés de valeur agricole à peu près identiques.

5 Subordination primitive de la culture à l’élevage.

Il existe donc une certaine analogie entre les partages de communaux au XIXe s et les partages temporaires de terres arables que Tacite signale comme l’un des traits originaux des moeurs agraires des Germains. Dans chaque cas, le bien collectif se partage en tenures individuelles. Ce territoire arable sur lequel le beauceron déplace périodiquement ses labours qu’il exécute à côté de son voisin et en commun, fut à l’origine un terrain communal. Comme pour le terrain communal avant le XIXe s., sa fonction essentielle était d’offrir un pacage et un parcours au bétail de la collectivité.
Dans le territoire cultivable, l’ager des Germains, l’arvum ou sillon ensemencé, tient peu de place et représente un empiétement temporaire de l’agriculture sur une surface normalement affectée au pacage du bétail. Cet empiétement porterait un grave préjudice à la communauté s’il se faisait uniquement au profit d’une personne ou d’un groupe restreint, mais il devient acceptable, voir souhaité, si chaque membre de cette communauté en profite.
La pratique de l’agriculture est légitime sur ce terrain si elle prend une forme collective, encore doit-elle, pour conserver les intérêts de la communauté, être dirigée de manière à conserver sans entrave les allées et venues du troupeau commun.

Les contraintes collectives qui s’opposèrent à l’initiative individuelle, s’expliquent et se justifient par une primitive domination de l’élevage sur la culture. Ces contraintes résultent donc d’un genre de vie à peu près exclusivement fondé sur l’élevage. L’extension des emblavures annuelles et l’obligation consécutive de demander une part croissante de travail et d’engrais à un animal qui remplissait presque exclusivement des fonctions nourricières, effacèrent peu à peu de la mémoire collective du peuple rural le souvenir des ces origines pastorales. Ignorant tout de l’agriculture, le bourgeois reprenait à son compte la pratique de l’assolement triennal, employée depuis un temps qui paraissait immémorial, affirmant que l’obligation de laisser annuellement un tiers des terres labourables en jachère avait été prescrite pour prévenir l’épuisement du sol, et en prescrivait la stricte observation au moyen d’une clause expresse dans chacun de ses baux depuis le XVIe s. : l’interdiction de détiercer. Ainsi donc, avant de se couvrir de culture, les rases campagnes de Beauce furent déblayées, tondues par les passages répétés du troupeau collectif qui, dès le moment où cessa la vie nomade primitive, en fut réduit, pour accomplir ses parcours quotidiens, à tourner en rond autour des groupes d’habitations fixées au sol.
Fait remarquable et facile à constater encore sur les cartes de l’I.G.N., dans les parties limitrophes de la Beauce restées forestières, les territoires arables forment des clairières grossièrement circulaires autour des villages.

La prédominance de la vie pastorale explique que chaque partie de la Beauce, nue et monotone, se répète malgré sa variété géologique et géographique. Utilisant, pour d’autres fins, l’espace dont l’agriculture prit possession depuis lors, les premières populations qui préparèrent ces campagnes uniformes ignoraient tout de l’adaptation des cultures à la diversité naturelle des sols. Au temps où elle restait un terrain de parcours, la clairière nue autour de chaque village a pu, hors des marécages et des lieux trop accidentés, s’établir partout, et toujours de la même manière.

6 Propriété individuelle en Beauce et dans le Gâtinais de l’Ouest.

Jusque vers 1825, l’agriculture libre et le plein exercice du droit de propriété individuelle furent exclus de tous les territoires constamment ou temporairement accessibles au troupeau commun, et durent se confiner dans les dépendances immédiates des maisons du village. Là, dans les Ouches et les Contre-Ouches, des enclos protégeaient quelques ares de terrain, sur lesquels le cultivateur pouvait cultiver ou planter à sa guise et en toute saison : la chènevière, le closeau ou l’ouche. Nul assolement réglé sur ces terres que l’abondance des fumiers, tirés de l’étable et de l’écurie, permettaient de travailler sans repos, et où se cultivaient les fruits, les légumes et le chanvre, suivant le besoin de chaque famille. Le sol des closeaux, comme dit le Beauceron, reçut pendant tant de siècles, une telle somme de travail et d’engrais, qu’il devint partout le meilleur du terroir.

Au delà des Contre-Ouches commence le terrain sur lequel les habitants du village ont des droits de jouissance collective ; puis à la périphérie de ce terroir, dans ces parties les plus pauvres parce que les plus éloignées des engrais qui s’amoncellent dans le village, se trouvent des espaces incultes ouverts au parcours du bétail que les textes du XVIe au XVIIIe s. appellent les communs, les communaux ou les communes, origine des terrains communaux du XIXe s.

Pourtant, dès le XIIIe s., se manifesta une évolution sociale et agricole qui devait finalement aboutir à la fragmentation du terrain à sole réglée en propriétés individuelles affranchies de toute servitude à l’égard de la collectivité. La décadence du système devint inévitable dès le moment où les portions de territoire commun allouées à chaque exploitant perdirent leur caractère primitif de tenures temporaires et variables pour prendre celui d’une possession fixe et définitive.

Ce changement dut se réaliser progressivement dans le temps et dans l’espace, et avec lui disparut 2 des traits singuliers qui distinguaient aux yeux de Tacite, les populations germaniques : l’absence de propriété définie et le dégoût pour l’agriculture. En même temps, primitivement environné d’un terroir collectif aux contours indécis, le village devenait le centre d’un finage formé de la somme des tenures individuelles et circonscrit par une ligne précise, dont les brisures à angle droit suffiraient à déceler la division du terroir en petites parcelles rectangulaires. En marge de ces territoires cultivés, dans les broussailles qui encombraient la périphéries de la plupart de ces zones collectives, les aspirations individualistes trouvèrent d’abord à se satisfaire. Sur ces espaces libres, et par conséquent exclus des soles régulières, il arriva que dès le XIVe s. des bourgeois se fissent concéder à cens, par les seigneurs religieux ou laïcs, ce qu’il fallait de terre pour former une exploitation indépendante, dont la mise en valeur était confiée à un fermier entreprenant.
Telle est l’origine de ces fermes isolées, loin du village, à la périphérie des territoires communaux. Dans le territoire où l’ensemble des terres incultes et des jachères offraient au troupeau commun un parcours plus que suffisant, la ferme isolée pouvait s’enclore sans porter préjudice à l’économie collective pratiquée par les habitants du village. Elle prenait alors un nom qui indiquait la qualité du propriétaire ou du tenancier primitif, ou sa qualité de domaine enclos : d’où les noms de clos, cloyes, les haies que prirent des lieux-dits et des paroisses. Mais ces terres écartées, que le bourgeois pouvait soustraire à la communauté villageoise, étaient forcément les plus déshéritées ; encore toutes les communautés n’en possédaient-elles pas ; d’où leur situation parfois surprenantes sur le plan cadastral ou sur la carte de l’I.G.N.

Les habitants eussent-ils unanimement souhaité l’abolition de ces vieilles pratiques que la forme et la disposition de leurs champs leur en eussent imposé le maintien. Pour parvenir à la libération de la propriété individuelle, il fallait donc construire un nouvel édifice agraire et transformer jusqu’à la répartition même de l’habitat rural.

Pris à parti par la littérature physiocrate au XVIIIe s., qui lui prodiguait à l’envie les épithètes de barbare et de gothique, condamné par les Physiocrates eux-mêmes dont les adeptes occupèrent, à partir de 1760, les plus hauts postes de l’administration économique du royaume, maître des requêtes, intendant, le vieux système agraire put opposer une vigoureuse résistance à l’application des théories individualistes.
La clé de l’énigme se trouve dans les plans fiscaux : la majorité des propriétés individuelles y étaient trop petites pour former des domaines susceptibles de se suffire à eux-mêmes, même après leur remembrement. Au XVIIIe s., la densité du peuplement rural en Beauce était sans doute trop forte, par rapport à la surface du territoire arable, pour permettre la transformation de l’habitat groupé en ferme isolée ; et surtout, il existait déjà dans chaque terroir une minorité de tenures dont l’étendue suffisait pour justifier la construction de bâtiments spécialement affectés à leur exploitation : celles que détenaient les laboureurs ; tout le reste, partagé entre les manouvriers qui formaient le gros de la population du village, se fragmentait en propriétés si petites qu’elles interdisaient toute clôture. Ainsi, malgré l’application des mesures qui donnaient à chacun la liberté d’exploiter sa terre à sa guise, le terroir conservait sa figure traditionnelle de campagne à champ ouvert, et le village sa forte cohésion. La vaine pâture elle-même y subsista, car beaucoup de ces petits propriétaires y avaient intérêt pour nourrir leurs bêtes.

Pour en venir à bout, il fallut la 1re révolution agricole du XIXe s., qui remplaça les jachères par des cultures fourragères, permettant ainsi de nourrir le bétail à l’étable, à la mode flamande. Ainsi le troupeau commun tomba peu à peu en désuétude et entraîna dans sa décadence le système de contraintes collectives. La suppression des jachères ouvrait définitivement la voie à la liberté des cultures et des assolements.

7 Habitat groupé.

L’usage de l’assolement obligatoire et la nécessité de rassembler quotidiennement le bétail du hameau ou du village, favorisa l’habitat groupé en ordre serré. Au delà de cet habitat regroupé commencent les étendues découvertes où culture et pacage s’exercent simultanément, mais en des emplacements que l’assolement fait varier chaque année. Aussi est-il interdit de fait, sinon de droit, de bâtir n’importe où et de préparer des itinéraires définis ou des chemins spéciaux pour le bétail : le troupeau évolue sur le champ lui-même, propriété en quelque sorte collective, et le berger, avec son chien, doit contenir les bêtes sur les parties du territoire arable qui, suivant l’année et la saison, leur sont accessibles. Parcellaire en lanière, chemins peu nombreux et souvent étroits, tout favorise l’habitat groupé. Chose étonnante, cependant, cet habitat dense et regroupé, comprend parfois un lacis de petites ruelles qui desservent les maisons diversement orientées et souvent indépendantes les unes des autres ; preuve évidente que la grande culture envahit plus récemment la Beauce et le Gâtinais de l’Ouest, d’une manière plus discontinue, plus aléatoire, que dans les autres régions que décrit Arthur Young.

Pays de petite culture.

L’économie de ce pays se traduit par un assolement biennal sur 2 fois 3 ans et un habitat dispersé, qui peut se regrouper en hameau de 2 à 4 exploitations autour d’un carrefour ou le long de 2 chemins. Il s’étendait sur tout le reste de la Région Centre : Blésois, Berry, Dunois, Gâtinais de l’Est, Perche, Sologne, Touraine, Vendômois. Le défrichement y fut toujours laborieux et continuellement remis en question : il suit strictement la densité de population.
Le paysage se divise en 3 types :
- Bocage. Le champ fermé résulte presque exclusivement d’un défrichement communautaire ; il peut être entouré de haies vives ou mortes, avec un habitat regroupé et lâche : le pourtour du Berry et les communautés taisibles, le Perche, le Vendômois, ou de fossés : les Varennes du Val de Loire ; son origine est à rechercher dans la nécessité de l’élevage : le troupeau suivait le chemin ainsi délimité.
- Champagne et Gâtine. Le champ ouvert, où alternent les zones de bois et de culture, avec un habitat dispersé, qui résulte d’un défrichement individuel et progressif de la forêt et qui conserve des touffes d’arbres : la Gâtine tourangelle et la Champagne berrichonne,
- une forme mixte qui résulte d’un défrichement progressif communautaire et individuel, mélange de zones de bois et de culture, avec des champs ouverts et fermés, sur lesquels s’implantent des regroupements de 2 à 4 habitations autour et le long du chemin : la Brenne, le Gâtinais de l’E., la Sologne.
Il existe donc des caractères communs et spécifiques à ces 3 types.

1 Origine.

La liberté d’enclore est l’une des traditions du droit romain, que les agronomes latins comme Caton, Columelle ou Varron décrivent dans leur traité d’agriculture. Columelle souligne la variété infinie du tracé des champs : il y en a de carrés, de rectangulaires, de triangulaires ; certains sont en forme de coins, d’autres figurent des cercles, des demi cercles ou des segments de cercle ; on rencontre aussi des contours polygonaux (De Re rustica, V, 2). Caton et Varron indiquent qu’au bord des chemins et sur la corona ou bourrelet de terre qui rehausse la périphérie des champs, l’agriculteur plante des rangées d’arbres ou de haies, soutenues et rehaussées de loin en loin par des arbres, de préférence des ormes (Caton, De agri cultura, VI, 3 ; Varron, De re rustica, I, 14-15).
Le type de propriété qu’ils semblent considérer comme la norme est le domaine où la proportion des pacages et des labours est réglée de telle façon que l’exploitation puisse vivre en autarcie. Suivant la qualité des sols, il existe plusieurs manière d’alterner les cultures. Les terres restibiles (Varron, De re rustica, I, 14, Columelle, De Re rustica, V, 6) sont toujours cultivées, alors que d’autres sont périodiquement laissées en jachère ; d’où l’assolement biennal dans les terres restibiles : blé + fèves, et dans les autres : blé + jachère.

2 Organisation du terroir.

Ces caractères principaux se retrouvent dans les territoires complantés d’arbres qui attirèrent les remarques perspicaces d’Arthur Young. Columelle semblent décrire les champs irréguliers du Berry, de la Sologne et de la Touraine. Comme l’indiquent Caton et Columelle, les métairies du Berry se composent de terres labourées et d’une quantité de pacage suffisant pour l’entretien du bétail. La corona apparaît sous le nom de chaintre ou de chainte dans le Berry et en Touraine. L’assolement biennal, quoique différent chez les romains et dans les pays de la Région Centre, est l’une des constantes du pays de petite culture pour les physiocrates du XVIIIe s.
Comme pour le pays de grande culture, la culture se fait suivant des rythmes que le fermier doit appliquer, comme l’indiquent les conditions des baux :
S’oblige le preneur de faire et façonner les terres labourables de lad. métairie de touttes leurs façons ordinaires en temps et saison convenable et de les bien cultiver, fumer et ensemancer aussy chacun an dans leurs tiers et contaisons ordinaires, sans pouvoir les détiercer, peine de tous dépens, domages et interrests (acte Mestivier-Fondettes-10 août 1755).

3 Liberté de clore et de planter.

Suivant l’adage : pour néant plante qui ne clost, la pratique des plantations avait donc pour condition première la faculté de clore des terres. Au Sud et à l’Ouest de la Beauce, la liberté de clore et de planter est totale. Là où en Beauce, l’arbre est comme l’accessoire de l’exploitation, il se rencontre ici dans les champs. En Touraine, la culture des pruniers et des poiriers lui valurent le titre de Jardin de la France, dès l’époque de Louis XI. En Berry, les noyers se disséminent dans les champs, mais la vigne s’incorpore aussi parmi les cultures dans de petits coteaux voisins des rivières : La Loire, l’Arnon, le Cher. Tel était pour Varron, le vêtement qui convenait à la terre labourée : Non arboribus consita Italia ut tota pomarium videatur (De re rustica, I, 2). De là, l’expression de pitié chez Tacite à l’égard des Germains qui n’ont même pas conscience de ce que l’arbre planté pouvait leur apporter de ressources et d’agrément : ils ignorent le nom même et les bienfaits de l’automne (Germanie, XXVI).

4 Bocage.

Si, dans le pays de champ ouvert, les pratiques d’exploitations sont antérieures à la fixation même des établissements humains sur le sol, le développement de l’individualisme agraire des pays de bocage paraît postérieur à l’aménagement des terroirs comme si la nature elle-même, et non telle habitude sociale, l’avait suggéré.

Dans le pays de grande culture, où la distinction entre terrains de parcours et terrains de culture est impossible, puisque chaque partie du territoire arable est affectée tour à tour à ces 2 usages, un seul mot suffit pour désigner cet espace : Tacite l’appelle l’ager de la communauté germanique. Au contraire, les agriculteurs romains séparent les espaces réservés à la pâture du bétail des terrains de culture ; aussi leur faut-il 2 mots pour rendre compte de la vie rurale : ager = champ, et saltus = sault.

Le saltus, qui doit se comprendre comme un terrain de pacage, joue dans l’économie rurale romaine le même rôle que les bruyères et les landes de la Sologne dont parle l’intendant Jean François Claude Perrin de Cypierre : ce territoire permet au cultivateur de nourrir son bétail sans avoir recours à la vaine pâture. Le saltus s’oppose chez Tite-Live au pays découvert, regio aperta (XXVII, 12) et chez Varron à la plaine cultivée (De lingua latina, V, 36).
Le saltus désigne en quelque sorte la forêt et le pacage. Isidore de Séville définit le saltus comme des vasta et silvestri loca, des lieux qui restent boisés là où ils n’ont pas été dévastés (Étymologies, XIV, 8, 25). Cette division originelle du territoire entre l’ager, domaine propre de l’agriculture, et le saltus, domaine réservé à la conduite du troupeau en perpétuel déplacement, montrent que ces 2 réalités sont complémentaires et que les échanges qui s’établissent de l’un à l’autre sont indispensables à la vie agricole du bocage. D’où la tentative de reproduire cette dualité vitale, dans chaque territoire villageois, voire dans chaque grande propriété, sous des proportions plus réduites.

Columelle conseille de suppléer au manque d’engrais en prenant aux arbres toutes sortes de feuilles, en coupant des buissons, en arrachant des fougères (De re rustica, II, 14). Aussi les Coutumes tentèrent de régler les dévastations forestières en contraignant les usagers à respecter certains droits. Charles Richard, sieur de Butré, propriétaire de la closerie de Chevalet, commune de Fondettes, Indre-et-Loire, décrit encore en 1767 ces bruyères abandonnées qui s’étendent sur la Touraine et sur le Berry (A.D. 37-C 101). L’idée de forêt dégradée et partiellement convertie en landes est si présente à l’esprit des populations rurales de bocage, que le langage rural de ces pays dispose d’un terme propre : Gast, Gastine, nom de lieu très répandu sur les plateaux des pays de Loire. Ici, la responsabilité du dégât incombe aux cultivateurs, c’est-à-dire aux traditions agricoles locales qui sont des traditions d’origine romaine.

5 Extension de la lande aux dépens de la forêt.

L’image d’une grande exploitation agricole, uniquement occupée à la production des céréales est presque étrangère à l’esprit des agronomes romains. La nature même des conseils qu’ils donnent montrent qu’ils considèrent davantage l’arboriculture et la viticulture qui en est inséparable, d’une part, et l’élevage en grand, res pecuaria ou spéculation du bétail (Varron, De re rustica, II, 1), d’autre part. Un agriculteur qui suivrait ces conseils, se tournerait naturellement vers la res pecuaria et les cultures alimentaires indispensables pour lui et pour ses bêtes, voire la viticulture et l’arboriculture si le climat et le terrain le permettent. Or, précisément, l’exploitant berrichon, percheron, solognot, ou tourangeau le faisait encore au XVIIIe s. Charles Richard, sieur de Butré, qui vivait à Fondettes, Indre-et-Loire, et avait des biens en Poitou, cite des exploitations agricoles où la surface en bruyères est plus de 2 fois supérieures à celle des labours (A.D. 37-C 101, Éphémérides du citoyen, p. 102-108), et les métayers qui cultivent ces domaines, méritaient, à ses yeux, d’être plutôt regardés comme des pâtres que comme des colons (A.D. 37-C 101, Éphémérides du citoyen, p. 112).
Le commerce du bétail était à peu près le seul que connaissaient les régions de Berry et du Perche, qui envoyaient à Paris les troupeaux destinés à l’alimentation de ses habitants : d’où les marchés de Sceaux et de Poissy situés au Sud-Ouest. Dans les pays de bocage qu’Arthur Young voyait s’étendre à l’infini au Sud de la Beauce, la grande spéculation agricole est l’élevage. Pour accroître son troupeau, chaque métayer ou fermier élargit autant qu’il le peut ce que les agronomes romains eussent appelés le saltus, c’est-à-dire la bransle berrichonne ou la bruère solognote. Arthur Young ne s’y est pas trompé, lorsqu’il observe qu’à chaque ferme solognote s’associe un bois dévoré et détruit.

Aussi, dans les pays de petite culture de la Région Centre, le bocage du XVIIIe s. offre partout les marques d’une destruction volontaire de la forêt. Jean Baptiste Dalphonse, préfet du département de l’Indre, écrit en l’an 12 :
Les branles tiennent presque toutes à des forêts ; elles ne sont elles mêmes que des antiques forêts incendiées et détruites (Mémoire statistique du département de l’Indre, p. 173).
Si les sociétés royales d’Agriculture s’émurent de ce phénomène, puis les autorités comme le préfet Jean Baptiste Dalphonse, l’exploitant savait, par tradition, tirer partie des plantes de la lande et s’inquiétait fort peu de son approvisionnement, assurés qu’il était d’en trouver sur le bord des chemins ou dans les haies. Les dévastations forestières proviennent naturellement des pays de champ clos : la haie fournit le bois nécessaire au chauffage et à la fabrication des instruments aratoires.

6 Bois communal.

L’état social qui résulte de l’isolement et de l’indépendance de chaque tenancier contribue, plus encore que tous ces usages, à la dégradation de la forêt. Les préfets du Cher et de l’Indre déplorent l’un et l’autre l’état lamentable des bois communaux, ravagés volontairement par le feu ou par la hache, rongés par la dent des bestiaux et surtout des chèvres (Jean Baptiste Dalphonse, Mémoire statistique du département de l’Indre, an 12, p. 170), quoique situés en majeure partie dans un terrain excellent, ils offraient déjà l’aspect misérable de bruyères et de pâtis (Luçay, Description du département du Cher, an 10, p. 10). A chacun de ces 2 honorables fonctionnaires, le peuple rural du bocage objectait respectueusement que ces bois communs servaient de pacage pour les bestiaux, que le fond étant commun à tous, n’appartenait à personne, et qu’un arbre qu’il coupait ou qu’il arrachait, était une conquête qu’il faisait sur son voisin. L’impuissance de l’administration, tant royale que républicaine, de remédier à cette anarchie, résultait d’une absence total de solidarité ; état d’esprit tout à fait impensable et rejeté en bloc par la population beauceronne qui soumettait le bois commun à une exploitation régulière et propre à en assurer sa conservation.
De tous les contrastes de paysage que pouvaient provoquer dans la Région Centre le rapprochement et la distinction de ces 2 civilisations agricoles différentes, le plus tranché et le plus saisissant est donc cette opposition dans l’attitude de la population rurale vis-à-vis de la forêt : en Beauce, des frondaisons massives, aux contours précis, circonscrivent les aires de rase campagne au milieu desquelles se fixe l’agglomération villageoise ; dans les pays de bocage, un éparpillement de boqueteaux mutilés ou répartis sans ordre apparent parmi les terres labourées. C’est là encore en cette fin du XXe s., malgré le reboisement systématique opéré sous Napoléon III en Sologne, dans les landes et ailleurs, un fait d’intérêt régional.

Champagne et Gâtine.

1 Origine.

La Campagne ou champagne signifie une réunion de champs formant une région découverte, et s’oppose à bocage. Dans certaines parties de la Région Centre, le mot Champagne est synonyme de Plaine, mais champagne s’applique au sens propre à un pays cultivé et habité, alors que plaine convient aussi bien à une région déserte qu’à un ensemble de terroirs agricoles. Lorsque Charles Richard, Sieur de Butré, veut décrire en 1767, les brandes désertes qui s’étendent à l’infini sur les plateaux berrichons, il emploie le mot plaine : quelques arpents cultivés au milieu de plaines considérables de bruyères (A.D. 37-C 101, Éphémérides du citoyen, 1767, t. X, p. 125). La Gâtine offre un aspect de champ ouvert, semblable à la Champagne, mais son origine est presque toujours un défrichement de forêt. La présence insolite de ces champagnes et de ces gâtines dans le paysage bocager de la petite culture, mérite une explication. Sans doute la Champagne berrichonne et la Champeigne tourangelle ont trop d’arbres pour les confondre avec la Beauce ; elles restent cependant des régions assez découvertes pour s’opposer au bocage des Boischauts et du Perche, non seulement par l’aspect de leur terroir cultivé, mais encore par la tendance qu’y manifeste l’habitat rural à se grouper en hameau important, voire en village. Ce mot Champagne s’emploie non seulement comme nom de pays, mais encore comme non de lieu. Champagne dérive du latin campania et exprime un fait propre à l’économie de petite culture. Varron signale des paysans pauvres, de condition libre, qui cultivent la terre avec l’aide de leurs enfants (De re rustica, I, 17), et l’usage de labourer avec des vaches et des ânes en Campanie, Campania (I, 20). Ces 2 indications laissent entrevoir un monde de petit exploitant, propriétaire ou métayer, chez qui le souci de la nourriture quotidienne devait primer celui de délimiter leur propriété par des plantations. Ainsi, la notion de paysage découvert était aussi familière aux Romains, et les agronomes latins se servent du mot campus pour le décrire. Du temps même de Varron, une commission de 20 membres fut chargée de procéder à des partages de terre en Campanie : ad agros dividendos campanos (I, 2). La champagne a donc pour origine une division de terrain en champs ou parcelles, alors que la Gâtine est une conquête de la culture sur la forêt.

2 Organisation du terroir.

Dans ce paysage de champ ouvert à l’assolement biennal, la division en petites parcelles crée des conditions défavorables à l’établissement des clôtures comme dans un pays de grande culture et favorables aux collaborations de voisin à voisin comme dans le bocage. Elle s’oppose également à une trop grande dispersion de l’habitat, car les cultivateurs de terre ne pouvaient nourrir leur bétail sur leurs lots individuels et avaient intérêt à rester près de la portion de territoire laissée à l’état de pacage commun et indivis, compascuus ager redictus ad pascendum communiter vicinis (Festus, De verborum significatu, éd. Teubner, p. 35). Isidore de Séville reproduit cette définition sous une forme plus explicite : Compascuus ager dictus qui a divisoribus agrorum redictus est ad pascendum communiter vicinis (Étymologies, XV, 13, 9). Enfin, l’établissement de ces petites propriétés individuelles se conçoit sur des terrains faciles à travailler et susceptibles d’une rentabilité presque immédiate, sans gros investissements. Le fort attelage indispensable au défonçage des sols lourds nécessitait des moyens inutiles dans ce type de sols : avec une araire et un mulet, le cultivateur pouvait entreprendre l’exploitation d’un sol meuble, putre solum, où la culture demandait peu de peine et peu d’argent, exiguo labore atque impensa, (Columelle, De re rustica, II, 2).
A l’opposé, dans le saltus, pouvaient se constituer de vastes domaines privés, mais l’exploitant devait se doter de puissants moyens d’exploitation et d’une abondante main-d’œuvre servile. Ce fait est si fréquent que Saltus, en conservant le sens de territoire désert servant de parcours au bétail, prit le sens dérivé de grande propriété terrienne (Daremberg et Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, art. Latifundia). Aux exploitations, peut-être grandes à l’origine, mais très vites divisées, installées de toute antiquité sur les sols meubles, s’opposent les vastes domaines plus récemment fondés, sur la terre vierge du saltus.

Cette antithèse reste valable pour tout pays et s’applique à la Région Centre : la petite propriété rurale créa les champagnes, c’est-à-dire des groupes de champs sans clôture sur une terre facile à cultiver. La champagne s’explique par des conditions favorables à la formation d’un groupe de petits exploitants, et ces conditions varient à l’infini avec les lieux. Si le terrain calcaire s’associe à l’image du pays découvert, c’est qu’il est particulièrement apte à fournir, par la nappe phréatique et par simple effritement et décomposition à l’air libre, un sol tout à la fois fertile et léger que recherchait le cultivateur de champagne. Encore faut-il que l’érosion ait préalablement débarrassé la roche saine de ses revêtements détritiques argileux de surface, sous l’influence des climats torrides de l’époque éogène.
Ainsi, le plateau calcaire berrichon, incomplètement débarrassé de sa gangue argilo-silicieuse, offre de véritables champagnes aux endroits où le ruissellement, stimulé par l’approche des vallées, découvrit la surface de la roche saine depuis le temps nécessaire pour permettre la formation d’un sol nouveau.
De même la Champeigne tourangelle est la partie haute du plateau de calcaire lacustre que traverse en aval de Loches, le cours inférieur de l’Indre, celle qui domine la rive droite de la rivière ; de ce côté, le sol est pierreux et léger, alors que sur la rive gauche, plus basse et moins exposée aux attaques de l’érosion, subsistent des terres plus argileuses, terres franches ou terres fortes, très appréciées depuis l’introduction de la charrue Dombasle, mais fort dédaignées jusque-là, à cause de la résistance qu’elles opposaient à l’araire.

La Champagne et les villages qui portent ce nom sont les premiers types de terroirs et les premières formes de peuplement rurales en pays de petite culture, associés aux terres les plus légères. L’opposition entre la champagne et le bocage se ramène en quelque sorte à celle de 2 manières de labourer : le bocage emploie de lourdes et fortes charrues auxquelles il fallait atteler 4 ou 6 bœufs, la champagne emploie l’areau ou araire, c’est-à-dire un instrument tiré par 1 ou 2 bœufs, voire une mule ou un âne. Comme la Campanie romaine, la champagne de la Région Centre est un pays de charrue légère et de labours simplifiés. Pour pénétrer dans les saltus et les transformer en bocage, il fallait des moyens puissants, dont seuls pouvaient disposer, avant 1825, la moyenne ou la grande propriété rurale.

A première vue, la champagne berrichonne, cultivée par des groupes de petits exploitants, ne paraît pas se distinguer de la Beauce : tenure dépourvue de clôtures et morcelée en parcelles en lanière, vaine pâture, parcours, voire même le troupeau commun, et surtout les hameaux ou les villages fortement agglomérés. Mais le parcellaire en lanière est conçu d’une autre manière, pour un usage différent : en Beauce, il est réglé par l’élevage, en Champagne, il est livré à l’initiative individuelle.

En Champagne berrichonne ou dans la Champeigne tourangelle, le cultivateur cherche à disperser ses possessions pour varier ses récoltes ; la répartition des champs dépend de ses préférences personnelles, et des occasions d’achat que le hasard lui offre. Ce parcellaire en lanière présente, par là même, un caractère de liberté et de désordre, antithèse même de la division systématique en 3 soles, pratiquée en Beauce ; et l’absence de clôture des champs résulte moins d’une interdiction formulée par le droit rural ou coutumière, que d’une impossibilité matérielle, commune à toutes les régions de petite exploitation : les clôtures coûteraient trop chers et occuperaient trop de place, en comparaison de l’étendue du champ. Cette situation est celle des plaines et des terrasses alluviales non inondables. La vaine pâture est pratiquée sur ce parcellaire en lanière à titre de convenance réciproque, et les contraintes d’assolement sont inconnues ; de sorte que si un exploitant assez puissant pouvait réunir un nombre suffisant de parcelles, il pourrait user de son droit d’enclore ses terres labourées. Ainsi, toute circonstance susceptible de favoriser l’agrandissement de la surface des exploitations tend, par là même, à transformer la champagne en bocage. Une terre plus pauvre, un climat plus sévère obligeant le petit cultivateur à étendre ses possessions pour compenser la médiocrité du rendement, peuvent ainsi déterminer l’apparition des enclos. D’où l’apparition en toponymie du lieu-dit : Les Champs, qui correspond en fait au collectif Champagne.

3 Communaux.

Pour rendre compte du voisinage insolite dans un même terroir, de la liberté de clore et des servitudes communautaires, il faut se rappeler l’antique formule qui régit dans la France de petite culture, la structure des terroirs exploités par les groupes de petits cultivateurs. A côté de l’espace divisé en tenure individuelle, dont chaque exploitant dispose à sa guise, subsiste un espace laissé indivis entre tous les habitants du terroir, pour l’exercice du pacage commun. Comme sur les terroirs beaucerons, toute entreprise individuelle est en principe illégale, mais peut se tolérer sous certaines restrictions.
L’obligation de tenir un champ en vaine pâture pendant une partie de l’année, révèle à elle seule que ce champ fut établi sur un terrain primitivement communal. Ainsi, dans tout pays de petite culture, occupé par de petits exploitants, il faut distinguer d’une part les possessions véritables, comprises dans la surface affectée aux labours lors de la fondation du terroir, et, d’autre part, les possessions usurpées, constituées sur un terrain originairement réservé à la pâture commune. A plusieurs reprises et sous diverses formes, cette distinction fut signalée au gouvernement royal lors des enquêtes sur la vaine pâture.
Peu à peu s’effaça, comme sur les champs ouverts de Beauce, le souvenir des conditions primitives de la constitution la propriété privée sur le terrain communal, et les propriétaires en vinrent à considérer comme vexatoires les indemnités dues à la communauté pour l’usurpation primitivement commise à son préjudice. Ainsi, l’espace soumis à la vaine pâture des pays de petite culture tend, comme ceux de grande culture, à devenir une propriété individuelle, affranchie de toute servitude à l’égard de la communauté. Mais ce phénomène diffère suivant les lieux et la qualité du sol : la prairies naturelle de la vallée et le pacage sec.

Lors de la création des terroirs des champagne et des gâtines, le pacage commun annexé à chaque groupe de tenures individuelles, dut être une prairie naturelle. Sans doute, les plateaux de la Touraine offrent peu d’avantages à la vie agricole, mais aménagés suivant les méthodes des pays de grande culture, leur maigreur naturelle leur aurait sans doute permis de porter de gros villages et des clairières cultivées.
Si l’économie de la Beauce est remarquablement apte à tirer parti des plaines sèches, celle des champagne et des gâtines montre que la vie d’un groupement rural dépend de la présence d’un pâturage autant que de la légèreté de la terre arable : culture et élevage sont nécessairement liés pour la survie de l’homme. Or les vallées de ces pays de petite culture offrent pour la plupart ces 2 avantages : elles présentent souvent sur leurs flancs des replats, des terrasses naturelles, sur lesquelles les éboulis descendus des pentes supérieures viennent former des couches de terre meuble, souvent associées à des dépôts d’alluvions anciennes, alors qu’au dessous, sur les alluvions récentes constamment humectées, s’étalent les prairies naturelles. Les défricheurs ou fondateurs du village établirent la vaine pâture sur la prairie du fond, et les parcelles de terre arable sur la terrasse, les hautes pentes s’incorporant aux grands espaces du plateau.

Hors quelques basses plaines alluviales où la fréquence des inondations contrarie l’établissement des propriétés permanentes, la prairie basse se morcela dès le XIIIe s. en tenures individuelles et sa première fonction de pacage commun est seulement attestée au XVIIIe s. par l’obligation de laisser ces tenures dépourvues de clôture et ouvertes à la vaine pâture pendant le regain. Tout ce qui est de nature à favoriser l’accroissement des groupes de petits exploitants, la haute valeur des terres arables du voisinage, l’agriculture intensive, le vignoble des coteaux, favorisèrent le maintien de cet état de fait.
Au contraire, dans les pays où la médiocrité des terre exige l’extension de la surface des tenure, incite l’exploitant à faire une large place à l’élevage du bétail et s’oppose ainsi à la constitution de gros villages, les prairies basses se divisèrent en lots individuels moins nombreux et assez étendus pour être clos, et se fermèrent ainsi à la vaine pâture. Dès le XVIe s., des haies sillonnent en tous sens celles qui avaient été primitivement affectées à la plupart des hameaux comme espaces soumis à la vaine pâture. Là, les exploitants qui se virent éloigner du partage de la prairie commune ou qui arrivèrent après son démembrement, eurent à leur disposition les pacages secs créés aux dépends des forêts des hauteurs.

M. Prévost, avocat du Roy au présidial d’Angers, écrivait vers 1760, au nom de la Société d’Agriculture de cette ville :
Toutes les communes se réduisent à 2 classes. Les unes sont moins des communes proprement dites que des espaces immenses de landes de bruyères, de terreins vagues et abandonnés, que les seigneurs n’ont point mis en culture et qu’ils n’ont ni accensés, ni sous inféodés. La Coutume du Bourbonnois, les jurisconsultes, les agriculteurs appellent ces terres hermes, herema, heremus, mots grecs qui signifient lieux déserts, délaissés, inhabités, qui ne connoissent ny maître, ny seigneur de fie, ny cultivateur.
Il est une classe de communes sous inféodées à une paroisse ou à une partie de biens tenants qui forment à cet égard communauté ; ces communes, quoique non défrichées [...] produisent une valeur opulente. Ces prairies naturelles [sont] infiniment plus utiles dans l’état actuel où elles sont qu’elles ne pourroient jamais l’être si elles étoient converties en terres labourables et ensemencées : un sol gras, arrosé accidentellement par des rivières et des ruisseaux, le limon qui se dépose ; les engrais que répandent journellement une multitude de bestiaux ; voilà les principales causes qui, heureusement réunies, les fertilisent et donnent une abondance précieuse de pacage (A.N.-H 1495, n° 33 Mémoire de la Société royale d’Agriculture d’Angers).

Cette classification indique les statuts juridiques des 2 variétés naturelles de pâture : en règle générale, la libre disposition des communes ou communaux appartient à la communauté des habitants pour la prairie naturelle et au seigneur pour les pacages secs. Ainsi, la formation de landes aux dépens de la forêt primitive des plateaux est donc, dans la majorité des cas, postérieure à l’établissement du pacage commun sur l’herbage du fond de la vallée. Le seigneur apparaît dans l’histoire à partir du VIIe s., à un moment où les communautés rurales occupent ce site très favorable depuis peut-être plus de 1000 ans, et détiennent les terres légères des terrasses fluviatiles et les prairies naturelles des plaines alluviales. Cette situation de fait lui interdit la jouissance directe du vieux terroir. Sur les terres les plus anciennement occupées, qui sont forcément les meilleures et les plus faciles à cultiver, le seigneur dispose librement du domaine privé qu’il détient en qualité de bien-tenant du village. Par contre, sa puissance de fief s’est établie souverainement dès le Xe s. sur tous les terrains abandonnés, de quelques nature qu’ils soient. Aussi, la communauté villageoise se trouve à sa merci lorsqu’elle cherche à tirer parti des territoires vacants pour répondre aux besoins d’une croissance de population.

Ces territoires situés dans une zone désolée peuvent se trouver sur les hauteurs qui dominent le village, dans les marais près de la rivière, voire dans les vallées où se trouvent les forêts de la plaine alluviale, périodiquement ravagées par les inondations, comme le Bois de Plante dans la Varenne de Tours ou le Bois de la vallée entre la Loire et l’agglomération de Bourgueil, Indre-et-Loire. Dans la majorité des cas cependant, il s’agit de landes sur le plateau, où les habitants de la communauté vont faire paître leur bétail ou couper de la litière sous les conditions que leur impose le seigneur de paroisse. Si pauvres qu’ils soient, ces pacages sont d’une nécessité vitale à la communauté villageoise, lorsqu’elle a laissé son ancienne dotation en prairies naturelles se morceler en propriétés individuelles encloses. Nombre d’habitants de hameaux ou de villages se sont accoutumés à en user comme d’un bien propre, soit qu’ils en aient obtenu la concession régulière, soit que l’indifférence ou le consentement tacite du seigneur leur en ait laissé la disposition effective depuis un temps immémorial.

En pleine période d’expansion, le petit cultivateur en quête de terrain à faire valoir doit composer avec l’âpreté naturelle de ces solitudes, qu’il abandonnera aussitôt en période de récession ; d’où l’écobuage pratiqué dans tous les pays de landes jusque 1830, qui confère une fécondité temporaire à ces sols les plus déshérités. La communauté villageoise tolère généralement la pratique individuelle de cette culture, qui peut se fixer pour une durée temporaire de 3 à 5 ans au maximum, car ces terres soumises aux brûlis s’épuisent rapidement. Dans le meilleur des cas, la communauté peut tolérer la clôture du champ créé sur la lande. Mais le seigneur, laïc ou religieux, répond à cette entreprise de défrichement individuel par l’imposition des novales et du champart sur le produit des récoltes ; si le défricheur part aussitôt sa récolte faite pour éviter de payer cet impôt seigneurial, le seigneur reprend alors la possession directe de la terre.

Ainsi s’explique les contraintes agraires qui paraissaient incompatibles avec les caractéristiques générales du droit rural dans les pays de champagne et de gâtine. S’il est exact de dire que dans ces pays, tout particulier a la libre disposition de sa terre, il faut ajouter : à condition qu’elle ait été constituée en dehors du pacage commun. Sur les possessions propres, anciennes et patrimoniales du sol, divisé en tenures individuelles lors de la création de chaque terroir, le propriétaire peut reconnaître à l’exercice de son droit les limites qu’il juge utile de s’imposer lui-même : ici ou là, il pourra lui paraître plus avantageux d’ouvrir son champ au bétail d’autrui, à titre de réciprocité, d’organiser avec son voisin une communauté d’assolements, de réunir ses bêtes à celles de ses voisins pour en faire troupeau conduit sous la direction d’un berger payé à frais commun ; mais ce sont là des conventions qui relèvent du droit privé, susceptibles d’être dénoncées à tout moment par chaque partie contractante.
Les pratiques communautaires dans les pays de petite culture restent des arrangements entre voisins, des mesures d’opportunité locale. Leur caractère variable et facultatif les oppose aux lois uniformes et souveraines qui régissent la vie d’un pays de grande culture comme la Beauce.

Dans cette partie de la Région Centre où règne l’économie de champagne et de gâtine, l’interdiction de clore et de planter frappent donc les seuls champs établis sans concession régulière sur les terrains de pacage appartenant à la communauté villageoise ou au seigneur. Est-ce à dire que le seigneur laïc ou religieux s’opposait systématiquement à la mise en valeur de la lande ? Les chartes des abbayes bénédictines des XIe, XIIe et XIIIe s. montrent le contraire. Il limite ou interdit les empiétements des petits exploitants, pour garder la liberté de susciter lui-même des entreprises de défrichement : il s’efforce, non de réglementer ou de régulariser la pratique des cultures temporaires, mais de constituer des établissements définitifs sur la terre inculte, des exploitations dotés des terres nécessaires pour leur subsistance. Le seigneur attache à ces terres distraites de la lande la qualité de censive, qui comporte l’autorisation de clore, et il offre à prix d’argent ou rente la concession du domaine ainsi créé.

L’homme qui conclut ce contrat d’encensement jouit le plus souvent d’une certaine opulence, car le défrichement du terrain et les frais de premier établissement exigent une mise de fonds importante. Muni de clôtures et des bâtiments adéquates, le nouveau domaine est mis en exploitation, généralement à l’aide d’un métayer, et prend le nom tiré du propriétaire ou du tenancier primitif : La Girardière, de Girard ; à moins qu’il ne reçoive un nom qui indique sa qualité de terrain entouré de haies vives ou mortes, pour l’opposer aux champs d’alentour nécessairement ouverts : Le Défends, le Plessis, la Plesse, le Plets.

A partir de 1200, l’installation des domaines enclos sur les terres incultes est dans tous les pays de champagne et de gâtine, l’un des faits qui contribua le plus puissamment à modifier leur paysage. La lecture des atlas dressés pour la construction des grandes routes royales (A.N.-F 14) montre que ce mouvement était déjà en voie d’achèvement vers 1750. Il se termina avant 1800, à la suite de la Déclaration royale du 13 août 1766, portant que :
ceux qui défricheraient des terres incultes jouiraient pour raison de ces terrains, de l’exemption de dîmes, tailles et autres impositions généralement quelconques, même des vingtièmes, pendant l’espace de 15 années (A.N.-H 1512).

Ce que supposent les titres de propriété qui soulignent le renouvellement massif du parc immobilier rural.
Peu à peu, la multiplication de ces nouveaux domaines composèrent des paysages d’enclos et d’exploitation isolée, sur des plateaux jusque là déserts et qui avaient mérités d’être appelés des plaines en raison de leur aspect découvert.

Mais la progression du phénomène comporte, suivant les régions, des inégalités qui s’expliquent par la nature du terrain. L’aspect de plaine inculte et déserte s’efface très lentement sur les plateaux où l’exploitant doit compenser la maigreur des herbages naturels par l’étendue des pacages annexés à chaque exploitation. Les grands morceaux de landes berrichonnes, 3 ou 4 fois plus étendus que le reste des terres des domaines, ne valent pas les frais de la clôture dispendieuse qu’il faudrait établir pour les clore. Dans ces pays, la haie se trouve le plus souvent près des bâtiments d’exploitation et autour des champs les plus riches. La nécessité de réserver aux habitants des hameaux ou des villages voisins un pacage indispensable, devient un obstacle insurmontable à l’encensement total de la lande.

Il en est tout autrement dans le Perche.
Sur les atlas routiers qui se rapportent à la partie Ouest de la Généralité de Tours, paraissent des domaines plus nombreux et plus petits, enclos et dotés de prairies souvent complantées d’arbres. La fécondité relative des herbages permet d’obtenir ici, sur moins de 50 ha, un produit supérieur à celui que fournissent les 80 ou 100 ha du domaine berrichon. 20 à 30 ha peuvent parfois suffire à la métairie, lorsque la qualité de la terre arable s’ajoute à l’abondance de l’herbe, comme sur les parties encore inculte des basses plaines alluviales du Bourgueillois. L’exubérance de la prairie naturelle diminue l’utilité de la lande et favorise ainsi la conversion des terres incultes en domaine privé.

De 1200 à 1825, l’histoire agraire des pays de petite culture de la Région Centre s’explique donc par ces 3 faits :
- accroissement des terriers des seigneurs
- augmentation du nombre des propriétés dispersées
- diminution des biens communaux.

Les paysages créés par cette économie sont donc susceptibles d’évoluer de façons différentes, suivant qu’ils se constituèrent dans des régions favorables, tant par le climat que par le sol, à la croissance de l’herbe ou, au contraire, dans les régions sèches, mieux douées pour la vigne que pour l’élevage. Dans la Région Centre, la culture de la vigne retient le plus souvent au hameau ou au village des groupes de petits propriétaires trop nombreux pour permettre l’élargissement des parcelles en champs susceptibles d’être enclos ; là, se voient les seules haies qui bordent le chemin ou le pacage. Grâce la vigne, l’aspect de champagne subsiste intact et avec lui l’unité de l’antique espace de vaine pâture, représenté ordinairement par la prairie de fond de vallée, d’où les clôtures sont rigoureusement prescrites.

4 Habitat.

La séparation du terrain de culture et du pacage commun explique que dans la Champagne et dans la Gâtine, l’habitat rural soit faiblement groupé. A ce pacage sans entretien régulier, il faut donner une étendue d’autant plus grande que le nombre des usagers est plus important, et par voie de conséquence, il faut accroître la distance que le troupeau doit parcourir entre l’exploitation et lui pour y trouver sa nourriture. Comme les cultures occupent presque toujours l’intervalle compris entre les bâtiments de l’exploitation et ce terrain commun, en s’étendant, elles éloignent encore ces bâtiments du pacage.
Ainsi, l’habitude de séparer, pour les soumettre à des régimes différents, terrain de culture et terrain de pacage, interdit au terroir et par conséquent au hameau, d’atteindre à des dimensions aussi vastes qu’en Beauce, où pâtures et labours se confondent dans l’unité du terroir. Alors qu’en Beauce, il y a presque autant de terroir que de clocher, en Champagne berrichonne et en Gâtine tourangelle, le nombre des hameaux est très supérieur à celui des clochers. Telle est sous sa forme la plus simple, le fait qui oppose ces 2 types de pays.

Certaines circonstances locales purent favoriser cependant, même dans les terroirs aménagés suivant la formule de la Champagne, la formation de gros villages ; ce sont toutes celles qui tendent à réduire les surfaces de terre labourable et de vaine pâture indispensables à la vie de chaque famille. Ici, l’influence de phénomènes naturels est reconnaissable : certaines terres de très haute valeur, légères et grasses, régulièrement humectées par les nappes d’infiltration peu profondes, peuvent se cultiver sans jachère, et nourrir, à égalité de surface, beaucoup plus d’hommes qu’une terre de qualité moyenne. Dans ces conditions très favorables, le hameau primitif put devenir un village, voire un bourg et constituer une paroisse dès le VIIIe ou le IXe s., sans être obligé d’étendre ses cultures. Et si cette évolution s’accomplit en même temps sur plusieurs terroirs contigus, comme il arriva dans le Véron tourangeau, il se constitue un système de village-paroisse apparemment identique à celui de la Beauce.

La perméabilité du sol, et plus particulièrement la présence du calcaire, sont des circonstances naturelles susceptibles de favoriser l’agglomération de l’habitat rural en Champagne berrichonne, par le caractère particulier qu’elles impriment à la végétation spontanée des pacages, et par voie de conséquence, à l’élevage du bétail : le mouton qui aime l’herbe courte et sèche du sol calcaire, est aussi l’animal le plus apte à tirer profit du parcours sur les chaumes après l’enlèvement de la récolte ; et les habitants de ces régions sont amenés, par là même, à pratiquer largement la vaine pâture sur les champs labourés. Ceux-ci peuvent donc s’étendre ou se multiplier, au fur et à mesure que la population s’accroît, et refouler ainsi le pacage communal, sans qu’il en résulte, pour l’entretien du troupeau d’ovins, d’aussi graves inconvénients que dans les régions de vallée où la fraîcheur des herbages incite à l’élevage des bêtes à corne.
Ainsi, favorisée par la perméabilité du sol constitué de sable et de gravier, et par l’aptitude naturelle des pacages à nourrir des mouton, la partie la plus sèche de la Sologne, à l’Est de Lamotte-Beuvron et de Salbris, a permis à l’habitat rural de prendre un caractère fortement aggloméré.

Que ce soit pour la culture ou pour l’habitat, les habitants des champagnes et des gâtines ont toujours respecté la structure même de leurs terroirs, conçue de telle sorte que chaque cultivateur pût librement disposer de son champ.
Plus généralement encore, quelque soit son origine : bocage, gâtine ou champagne, l’agglomération rurale de ces pays offre partout des caractères originaux qui empêchent de la confondre avec celle de la Beauce : le village berrichon diffère du village beauceron non seulement par son plan plus arrondi, mais encore par son espacement plus faible, dû à l’exiguïté relative du terroir dans lequel il se constitua, et aussi par la facilité économique avec laquelle il s’associe aux habitations dispersées. En Beauce, l’habitat dispersé se trouve surtout à la périphérie des territoires cultivés, le plus loin possible des agglomérations, comme si leur exploitant vivait en marge de la société villageoise ; en Champagne berrichonne ou dans le Perche, au contraire, le gros village nourri par les terres les plus riches peut s’entourer d’exploitations isolées.

Pour reprendre l’opposition que décrit Arthur Young, le paysage rural de la Région Centre se ramène à 2 types fondamentaux :
- un type représenté par la Beauce et le Gâtinais de l’Ouest, qui se caractérise par la rase campagne et par le groupement des arbres en massif forestier compact
- un type représenté par le Berry, le Perche, la Sologne et la Touraine, qui se caractérise par l’émiettement des forêts et la diffusion des arbres au milieu des terroirs agricoles ; dans ce dernier type, la champagne est primitive et populaire, le bocage est aristocratique et récent, et la gâtine peut être populaire ou aristocratique.

La Région Centre doit donc se comprendre comme une zone frontière entre l’économie du pays de grande culture, de type Germanie, et des pays de petite culture, de type Rome. Il existe donc des intrusions de pratiques individualistes des pays de petite culture dans un milieu primitivement, mais plus tardivement aménagé suivant les habitudes des pays de grande culture ; seul point commun : tous relèvent juridiquement du droit coutumier qui s’appuie sur une économie préexistante.
Pour cette raison, il est naturel que la gâtine soit si importante puisqu’elle offre un mélange de ces 2 types. Ainsi, des éléments de l’un des types se retrouvent dans l’autre :
- habitat groupé et dispersé
- assolement triennal et biennal
- élevage et culture.

L’avancée peu compréhensible de la culture de type Germanie en Beauce pourrait s’expliquer par la nature même de son sol : terre facile à cultiver et chevelu des rivières peu important, qui aurait favorisé tout à la fois une culture communautaire et individuelle. La toponymie est unanime sur un point : les bois furent toujours primitifs, périodiquement dévastés de l’époque préceltique au XXe s., et jouèrent un rôle important dans l’une ou l’autre économie.

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